Si près de 50 % des professionnels du secteur de la musique amplifiée sont atteints de troubles auditifs, peu d'entre eux en ont conscience. Pourtant, le capital auditif entamé pendant la carrière professionnelle n’est jamais récupérable, et peut se traduire par une dégradation précoce de la qualité de vie, de la qualité de travail mais aussi de la qualité artistique.
Un nouvel article de L’INRS (Institut National de Recherche et de Sécurité) fait un tour d’horizon des connaissances sur l’exposition sonore des professionnels du spectacle vivant et du divertissement, et des risques associés.
L'occasion de rappeller les risques auditifs spécifiques à ce secteur et de présenter des pistes pour mieux les prévenir.
Interview de Thomas VENET, son auteur :
Qu'est-ce qui vous a motivé à rédiger cet article ?
En 2018, Thalie Santé (ex CMB) et AGI-SON ont sollicité l'INRS pour savoir si le test de diagnostic de fatigue auditive que nous avions développé pour les salariés du secteur industriel et du BTP pouvait également être appliqué à la prévention du risque auditif pour les professionnels du secteur de la musique amplifiée. Presque au même moment, un groupe de travail s'est formé sous l'égide de la DGT en s'appuyant notamment sur des experts et médecins de Thalie Santé, d'AGI-SON et de l'INRS dans le but de produire un guide de bonnes pratiques de prévention dans le secteur du spectacle (ce guide sera disponible dès la fin janvier 2022). Cette conjonction nous a incités à réaliser une revue exhaustive des connaissances scientifiques sur l'exposition sonore, les risques auditifs et les moyens de prévention dans le domaine de la musique symphonique et de la musique amplifiée (NS 370 disponible sur le site INRS). Afin de rendre ce travail plus accessible aux préventeurs de terrain et aux professionnels du secteur de la musique amplifiée, j'ai rédigé un article plus court et synthétique focalisé sur ce secteur, fraichement publié dans la revue Hygiène et Sécurité au Travail en septembre 2021.
Que révèlent vos recherches sur la durée et les phases d’exposition sonore moyenne des artistes musiciens ?
Selon les études publiées, la majeure partie du temps de travail est consacrée à des activités autres que la pratique de la musique. Il peut s'agir, par exemple, de la recherche de contrats, notamment pour les musiciens et artistes indépendants. La durée d'exposition à la musique durant les concerts est très courte au regard du temps de pratique de la musique. La majeure partie du temps est dédiée au travail personnel et aux répétitions en groupe. Globalement, la durée moyenne de pratique musicale est de 21h par semaine. Elle est un peu plus élevée pour les jeunes musiciens pour lesquels le travail hors concert est plus important. Au regard des niveaux sonores collectés par les différentes études, souvent proches de 100 dB(A), les musiciens sont clairement une population à risque pour l'audition.
Et pour les techniciens et autres professionnels (DJ, barmen, agents de sécurité) ?
Pour la majorité des techniciens son lumière ou plateau, l'exposition sonore à de fortes intensités ne représente qu'une fraction de leur temps de travail. C’est également vrai pour les agents d’accueil ou les régisseurs qui peuvent ne rester dans l'espace de diffusion que durant de courtes périodes. Mais, même dans ces situations, la valeur limite d'exposition sonore journalière de 87 dB(A), tolérée par le code du travail, peut rapidement être dépassée. En effet, il suffit de 15 minutes d'exposition à 102 dB(A) ou de 45 min à 96 dB(A) au cours de la journée pour dépasser cette limite. Pour les personnes travaillant en discothèque, l'exposition à de forts niveaux sonores peut être plus longue et couvrir presque l'intégralité du temps de travail. En réalité, plus que la fonction, c'est l'esthétique musicale qui différencie vraiment les expositions sonores. En effet, techniciens, régisseurs, barmen, agent de sécurité ou d'accueil, travaillent tous dans le même espace de diffusion. Ils sont donc exposés à des niveaux sonores relativement équivalents, même si les régisseurs son paraissent être tout de même un peu plus exposés que les personnels des autres métiers. En revanche, la différence de niveau sonore peut être très importante entre un concert de rock ou de métal et un concert folk ou jazz.
Quelles sont les conséquences de cette exposition sonore sur la santé et la qualité de vie de ces professionnels ? Quels sont les impacts sur leur quotidien ?
Bien sûr, il y a des artistes très connus qui ont fait part de leurs problèmes auditifs (surdités ou acouphènes), et militent pour une meilleure prévention des risques auditifs. Mais les données publiées montrent surtout que les pertes auditives supérieures ou égales à 25 dB HL, à au moins une fréquence, sont très communes puisqu'elles touchent 63% des musiciens et 50% des techniciens son lumière ou plateau. Les pertes auditives légères sont difficilement décelables pour les personnes atteintes, car elles adoptent naturellement des stratégies de compensation. Cependant, la perte auditive est une maladie évolutive et il est difficile de recenser les professionnels ayant abandonné leur carrière en raison de déficits devenus trop importants et handicapants pour exercer leur métier qui est souvent une passion. Les acouphènes, très fréquents dans cette population, sont également problématiques. Selon certaines études, ils contraignent plus de professionnels à stopper leur carrière dans le domaine de la musique que les pertes auditives.
Pouvez-vous nous donner des premiers éléments au sujet de l’étude de terrain en cours sur la fatigue auditive liée à l’exposition aux musiques amplifiées des professionnels ?
Nous avions évoqué le lancement de ce travail mené en partenariat avec AGI-SON et le CMB (nouvellement appelé Thalie Santé) dans une précédente interview.
À ce jour nous avons pu suivre 50 professionnels au cours d'une journée de travail comportant un concert. Il s'agit essentiellement de techniciens son, lumière et plateau. Nous mesurons les performances auditives en début et à la fin de leur journée de travail. L'évolution de ces performances nous permet d'évaluer la fatigue auditive. La fatigue est un indicateur de la souffrance du système auditif face à une exposition sonore qui met en évidence les situations dangereuses pour l'audition avant l'installation de la perte auditive irréversible. C'est donc un indicateur très intéressant pour la prévention. Parallèlement à ces mesures auditives, nous mesurons également l'exposition sonore sur l'intégralité de la journée.
Parmi notre population, la durée d'exposition moyenne à la musique (comprenant les balances, les répétitions et le concert) est de 3h ce qui représente un tiers de leur durée de travail. La moyenne des exposition sonore journalière est de 88 dB(A) avec une très large étendue allant de 96,5 dB(A) pour un régisseur son façade lors d'un concert de rock à 74 dB(A) également pour un autre régisseur son façade lors d'un concert folk.
La fatigue auditive mesurée est significative mais le but est surtout de déterminer les paramètres influençant cette fatigue. L'énergie sonore est évidemment le principal facteur de la fatigue auditive, mais la manière dont cette énergie est distribuée au cours du temps est également un facteur important. Un bruit fluctuant engendre moins de fatigue en fin de journée.
Quelles mesures de protections collectives peuvent être mises en place pour mieux protéger les professionnels ?
Au regard de ces premiers résultats basés sur la fatigue auditive, il apparait bénéfique d'offrir des pauses a son système auditif, même de courtes durées. Des zones détentes calmes devraient être accessibles aux professionnels. Pour être efficace, le niveau sonore dans ces espaces de récupération de la fatigue auditive devrait être inférieur à 70 dB(A). L'organisation des postes de travail pourrait également permettre de réduire la fatigue auditive donc le risque de pertes auditives à long terme. Par exemple pour les agents de sécurité, il parait intéressant de permuter les postes régulièrement car certains peuvent être très exposés lorsqu'ils sont proches de la scène alors que d'autres peuvent être protégés lorsqu'ils sont en dehors de l'espace de diffusion.
Quelles mesures de protections individuelles sont préconisées ?
La protection individuelle ne parait pas incompatible avec la plupart des fonctions assurées par les professionnels du secteur de la musique amplifiée, même si j’ai bien conscience qu’un régisseur « son » pourra difficilement se protéger pendant un concert qu’il sonorise. Les protections individuelles peuvent s'adapter aux multiples contraintes rencontrées dans ce milieu. Il existe des protections dont l'atténuation est uniforme ce qui ne dégrade pas trop la perception sonore. D'autres intègrent des systèmes de communication radio ou des systèmes de restitution sonore s'adaptant au bruit ambiant pour les personnes passant fréquemment d'une zone calme à un environnement bruyant. Grâce à ces larges variétés de protection auditive, la plupart des professionnels pourrait efficacement se protéger sans gêner leur activité. Je pense par exemple aux régisseurs lumière, qui se protègent rarement alors qu’ils ne sont pas directement impliqués dans la restitution sonore. Des aides financières existent pour s'équiper de protections individuelles, mais je tiens à rappeler que c'est l’employeur qui doit proposer des protections individuelles adaptées à la situation de travail et à l'employé.
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